Par Charlie Lecach - photos : C. Lecach et archives de la Compagnie des Carabiniers du Prince.

Peu de gens la connaissent et pourtant, cette 1200 Chief de 1948 fut sans doute l’une des Indian les plus médiatisées du monde. Devant 30 millions de téléspectateurs, elle a en effet ouvert le cortège du mariage princier de Rainier III de Monaco et de Grace Kelly le 19 avril 1956, pour retrouver plus récemment sa place en Principauté.
Trois ans après le lancement de la marque Indian en 1901, les forces de l’ordre figurent parmi les premiers clients importants à reconnaître le potentiel des motos de Springfield. Le 10 décembre 1904, le New York Police Department passe ainsi une commande inaugurale de motos Indian auprès de la Hendee Manufacturing Company. Face à leur grande efficacité, un second lot de ces monocylindres est acheté dès le 22 avril 1905. En France, il faut attendre la fin de la Première Guerre mondiale pour que Georges Clémenceau, alors Président du Conseil, dote la Gendarmerie de motocyclettes attelées, laissées sur place par les forces armées de l’Oncle Sam. Là aussi, 64 % de ces machines utilisées par les alliés américains sont des Indian, plus exactement des modèles Powerplus de 1 000 cc. À cette époque, et jusqu’à sa mort en 1922, le prince Albert 1er de Monaco roule déjà depuis plus de vingt ans au guidon d’une moto britannique de marque Humber. Il a même à son actif plusieurs périples routiers qui l’ont mené de Monte-Carlo jusqu’à Paris. Il n’est donc pas surprenant que début 1951, le jeune Prince Rainier III décide de compléter son Corps des Carabiniers d’un futur peloton d’escorte motocycliste.
Contrairement à son illustre arrière-grand-père Albert 1er, il ne choisit pas les motos de ce peloton auprès des constructeurs anglais, mais opte pour de belles américaines. D’autant que le 10 mars 1951, le Parc Régional du Matériel de Paris de l’armée française offre aux Carabiniers onze Harley 750 WLC 1943, rescapées de la Seconde Guerre. Elles sont rapidement “civilisées”, accessoirisées et repeintes en bleu marine. Cependant, le prince Rainier III réserve un modèle beaucoup plus prestigieux à son chef de peloton, le sous-lieutenant François Delaye. Le 10 juin 1951, il achète à titre personnel une Indian 1200 Chief 1948 portant le numéro de série CDH 6420. Elle aussi a droit à une nouvelle peinture et porte le monogramme couronné du Prince sur la pointe de son garde-boue avant. Toutes les motos sont en outre équipées de sirènes électriques installées sur le haut de la fourche, ainsi que d’élégants pneus à flancs blancs. En 1953, le Fanion du peloton motocycliste est remis par le Prince Rainier III et sera installé sur un arceau de support vissé par des colliers au guidon de la Chief. En plus des cérémonies d’usage et des escortes officielles, les motards des Carabiniers participent au cortège du désormais mythique mariage princier le 19 avril 1956.
L’Indian ouvre la marche avec beaucoup d’élégance, sa généreuse carrosserie étant aperçue par 30 millions de téléspectateurs à travers le monde. Cette remarquable moto, suivie des plus petites 750 cc, figure également sur d’innombrables photos officielles, parfois publiées dans la presse d’époque.
Mais un vent de changement souffle sur le peloton à partir du 10 mars 1962, avec l’achat de huit motos BMW de 500 cc. Petit à petit, ces allemandes vont donc remplacer les américaines. Selon le registre des Carabiniers, le 16 août 1966, l’Indian immatriculée “611” est vendue avec un important stock de pièces détachées à M. Marchisio, qui tient une boucherie dans la ville de Menton. Par manque de place, il finit par se séparer du lot vers la fin des années ’60, pour le céder à Edmond Joly, motociste niçois. Ce dernier laisse cette Chief rouiller et se patiner pendant trente ans dans sa boutique, suscitant la convoitise de nombreux amateurs locaux de belles mécaniques. Car malgré son piteux état, cette Chief reste incroyablement attachante : ses chromes sont piqués, ses aluminiums oxydés, sa peinture bleu nuit ternie et craquelée. Quant au cuir de sa grande selle double, il est aussi sec que l’est la gomme des pneus GoodYear.
Malgré toutes les offres d’achat qui lui sont soumises, Monsieur Joly refuse obstinément de se séparer de cette Indian, sur laquelle il finit par entreprendre au début des années 1990 une première restauration quelque peu “fantaisiste”. C’est avec une peinture bicolore beige-dorée et quelques autres petites fautes de goût ou anachronismes, que cette Chief restera longtemps exposée dans le showroom d’une concession de motos japonaises appartenant à la famille Joly. Même après le décès d’Edmond en 2009. Trois ans plus tard, elle retourne pourtant à Monaco, où elle est prêtée à la caserne des Carabiniers à l’occasion du soixantième anniversaire du peloton motocycliste célébré en 2012. Elle y demeurera exposée pendant un an.
Le Prince Albert II souhaitant racheter l’Indian acquise jadis par son père, les héritiers d’Edmond Joly acceptent de la vendre au Palais Princier. Elle y est restaurée une seconde fois, par Gilles Lumes, technicien moto à l’atelier des Carabiniers. Cependant, apparaissant très sombre sur les photos d’archives, elle sera repeinte en noir par la carrosserie du Palais, au lieu de son bleu foncé d’époque. C’est dans cette livrée que l’ancienne moto du chef de Peloton intègre le musée qui regroupe la collection de voitures de S.A.S. le Prince de Monaco. Peu mise en valeur, elle y repose sur sa béquille latérale, coincée entre une Chrysler Imperial et une Cadillac des 1950’s. Au grand regret des Carabiniers, elle a quitté leur caserne qui l’avait hébergée pendant un an et où elle aurait eu une place d’honneur au sein de leur “Musée des Princes de Monaco et de leurs Gardes”.
À défaut de la véritable Indian Chief 1948 de l’ancien peloton motocycliste, un modèle réduit à l’échelle 1 :10 y est exposé sous vitrine, arborant cette fois l’authentique coloris bleu nuit des Carabiniers !
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